Le développement durable est un mensonge, par Derrick Jensen (fr)

Cet article a été écrit par Derrick Jensen et traduit par Nicolas Casaux.
Source de l’article traduit : partage-le.com. Site de Derrick Jensen : derrickjensen.org
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Derrick Jensen est l’un des fondateurs de DGR : Deepgreenresistance.fr
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Le « développement durable » est une prétention à la vertu. Le mot « développement » utilisé dans ce sens est un mensonge.

Le mot « développer » signifie « croître », « progresser », « devenir plus complet, plus avancé ». Parmi ses synonymes, on trouve « évolution, déroulement, maturation, maturité », et parmi ses antonymes « détérioration, désintégration ». En voici un exemple d’usage concret tiré d’un dictionnaire : « Le théâtre a atteint l’apogée de son développement avec les pièces de Shakespeare. »

Mais voilà le problème : un enfant se développe et devient un adulte, une chenille se développe et devient un papillon, un cours d’eau endommagé par (disons) l’extraction minière pourrait, avec le temps, se redévelopper et redevenir un cours d’eau sain ; mais une prairie ne se « développe » pas en une zone de maisons toutes identiques et en forme de boîtes, une baie ne se « développe » pas en port industriel, une forêt ne se « développe » pas en routes et clairières.

En réalité, la prairie est détruite pour produire ce « développement » (pour qu’un développeur immobilier la recouvre de tonnes de béton et d’asphalte). La baie est détruite, afin que le « développement » y implante un port industriel. La forêt est détruite lorsque les « ressources naturelles » sont « développées ».

Le mot « tuer » fonctionne aussi bien.

Destruction durable

Pensez‑y. Vous menez votre vie, quand arrive une personne souhaitant gagner de l’argent en « développant » la « ressource naturelle » qu’est votre corps, et comptant donc collecter vos organes pour effectuer des greffes, vos os pour en faire de l’engrais, votre chair pour de la nourriture.

Vous répondriez peut-être : « Hé, je m’en servais, de ce cœur, de ces poumons. »

Cette prairie, cette baie, cette forêt, utilisaient toutes ce que vous appelez « ressources naturelles ». Ces « ressources naturelles » les maintenaient en vie. Ces « ressources naturelles » sont précisément leur corps. Sans elles, elles mourront, tout comme vous.

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Ecoblanchiment

Cela ne fait aucune différence d’associer le mot « durable » à tout ce que vous vous apprêtez à faire. L’exploitation reste l’exploitation, même sous l’appellation « exploitation durable ». La destruction reste la destruction, même sous l’appellation « destruction durable ».

La capacité à remarquer la récurrence de schémas est un signe d’intelligence. Nous, les humains industrialisés, nous croyons plus intelligents que tous les autres. Je vais donc vous présenter un schéma, voyons si nous pouvons le reconnaître sur, disons, les 6000 dernières années.

Le développement durable grec

Lorsque vous pensez à l’Irak, la première image qui vous vient en tête est-elle celle de forêts de cèdres si denses que la lumière du soleil n’atteint pas le sol ? C’était pourtant l’Irak avant les débuts de cette culture. L’un des premier mythes écrits de cette culture raconte l’histoire de Gilgamesh, déforestant les collines et les vallées de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Irak, pour construire des grandes cités.

Oups, pardon, j’imagine qu’il ne déforestait pas la région ; il « développait » les ressources naturelles.

La majeure partie de la péninsule arabique était couverte d’une savane de chênes, avant que ces « ressources » ne soient « développées » pour l’exportation. Le Proche-Orient était densément boisé. Vous vous souvenez peut-être des cèdres du Liban ? Ils en ont toujours un sur leur drapeau. Le Nord de l’Afrique était densément boisé. Ces forêts furent détruites — pardon, « développées durablement » — pour la construction des flottes égyptiennes et phéniciennes.

La Grèce était densément boisée. Les anciens philosophes grecs se plaignaient de l’impact nocif de la déforestation sur la qualité de l’eau. Je suis sûr que les bureaucrates de l’antique département grec du développement durable expliquèrent alors qu’ils auraient besoin d’étudier le problème pendant quelques années afin de s’assurer qu’il y ait vraiment une corrélation.

Autour de l’Amérique, les baleines étaient si abondantes que leur respiration donnait à l’air un aspect constamment brumeux, et qu’elles étaient un danger pour le transport maritime. Le « développement » de cette ressource régla ce problème. La morue proliférait tellement que leurs corps ralentissaient le passage des navires. Le « développement » de cette ressource régla également ce problème. Il y avait tellement de pigeons migrateurs que leurs nuées assombrissaient le ciel pendant plusieurs jours d’affilée. Une fois encore, le « développement » de cette ressource régla ce problème.

Savez-vous pourquoi il n’y a pas de pingouins dans l’hémisphère Nord ? Il y en avait avant. Ils étaient appelés « Grands Pingouins ». Un explorateur français rapporta qu’il y en avait tellement sur une île que chacun des navires de France aurait pu en emporter autant que possible, sans que cela fasse de différence. Mais cette « ressource » fut « développée » et le dernier des Grands Pingouins fut tué — pardon, « développé » — au 19ème siècle.

200 espèces par jour

200 espèces se sont éteintes rien qu’aujourd’hui. Et 200 s’éteindront demain. Et le jour suivant. Et le jour d’après.

Tous les indicateurs biologiques indiquent la mauvaise direction.

Nous savons tous pourquoi. Ces problèmes ne sont pas intellectuellement compliqués. Le « développement », c’est le vol et le meurtre. Le « développement » c’est le colonialisme que l’on applique au monde naturel. Le « développement » c’est la kleptocratie — un mode de vie basé sur le vol.

Voici un autre test de notre intelligence : nommez une communauté naturelle — ou un écosystème, si vous préférez le langage mécanique — ayant été « gérée » pour de l’extraction, ou ayant été « développée » — ce qui signifie industrialisée — et n’ayant pas été considérablement endommagée, par rapport à son aspect originel.

Vous n’y parvenez pas, parce que gérer dans le but d’extraire est dommageable, comme nous le comprendrions tous, si, comme expliqué dans l’exemple ci-dessus, cela nous arrivait à nous. Si une armée d’occupation pénétrait dans notre maison et prenait notre nourriture et quelques-uns de nos proches, nous comprendrions tous la souffrance de notre famille.

Pourquoi, donc, avec la planète entière en jeu, devenons-nous si stupides vis-à-vis du « développement durable » ? Pourquoi avons-nous tant de difficultés à comprendre que si l’on vole, ou endommage, une communauté naturelle, cette communauté naturelle souffrira ?

Asservir la planète

Upton Sinclair a écrit : « Il est difficile de faire comprendre une chose à quelqu’un quand son salaire dépend du fait qu’il ne la comprenne pas. » Je préciserai même : « Il est difficile de faire comprendre une chose à quelqu’un quand ses prérogatives dépendent du fait qu’il ne la comprenne pas. »

Dans les années 1830, un philosophe pro-esclavagiste affirmait que l’esclavage était nécessaire parce que sans lui les propriétaires d’esclaves ne pourraient bénéficier du « confort et des luxes » auxquels ils s’étaient habitués.

La même chose est vraie ici. Il nous suffit d’étendre notre compréhension de l’esclavage au monde naturel, étant donné que cette culture tente d’asservir — pardon, « de développer », oups, de « développer durablement » — un pan toujours plus important de cette planète vivante.

En résumé, nous permettons la destruction du monde afin de pouvoir manger des glaces 24 heures sur 24. Et nous appelons ça développement durable pour atténuer notre culpabilité, voire nous sentir vertueux.

La bonne nouvelle, c’est que beaucoup de gens comprennent toute cette merde. La mauvaise, c’est qu’en gros, ça n’affecte pas la politique – [À nous de changer cela. NDLR].

Une histoire pourrait nous aider à y voir plus clair.

Avant le grand sommet de la Terre à Rio en 1992 (qui fut un succès, n’est-ce pas ? Les choses vont beaucoup mieux aujourd’hui, pas vrai ?), l’ambassadeur US aux Nations Unies envoya des assistants hautement qualifiés à travers le pays, officiellement pour déterminer quelle devrait être la position des USA lors du sommet. L’un des meetings eut lieu à Spokane, à Washington, où je vivais à l’époque. Le hall était plein à craquer, et la queue de ceux qui voulaient s’exprimer serpentait jusqu’à l’arrière du bâtiment. L’une après l’autre, chaque personne insista sur le fait que le « développement durable » était une arnaque, que ce n’était qu’une excuse pour continuer à détruire la planète.

Elles firent remarquer que le problème n’était pas l’humanité, mais cette culture, et supplièrent le représentant des USA d’écouter et de suivre les initiatives des peuples indigènes du monde qui vécurent correctement et de manière vraiment durable sur leurs terres, sans « développement ». (D’ailleurs, ils vécurent correctement et durablement parce qu’ils ne se sont jamais industrialisés). Elles firent également remarquer que le « développement » expulsait inéluctablement à la fois les peuples indigènes et les petits agriculteurs de leurs terres. L’une après l’autre, chaque personne souligna précisément ce dont je parle dans cet article.

Après que nous avions fini de témoigner, le représentant nous remercia de notre soutien envers la position US et de notre soutien au « développement durable ». Comme s’il n’avait rien écouté de ce que nous venions de lui dire.

Soutenir un mode de vie d’exploitation

Voici le problème : le mot « soutenable » (durable) a depuis été détourné afin de ne pas signifier « aider le monde réel à se maintenir », en jouant votre propre rôle et en participant à la vie d’une communauté plus large incluant vos voisins non-humains, mais signifie « soutenir ce mode de vie d’exploitation. »

Pensez‑y : qu’ont en commun toutes ces soi-disant solutions au dérèglement climatique ? C’est simple : elles prennent toutes le capitalisme industriel (et le colonialisme sur lequel il s’appuie) comme une donnée établie, fixe, et le monde naturel comme la variable censée s’ajuster, se conformer, au capitalisme industriel. C’est dément, en termes de déconnexion, de perte de contact avec la réalité physique.

Le monde réel doit primer sur le système d’organisation sociale — peu importe lequel — dont vous parlez, qui doit être secondaire, car dépendant, parce que sans monde réel, vous ne pouvez avoir aucun système d’organisation sociale. Le « développement durable » est une arnaque et une prétention à la vertu parce qu’il tente de soutenir cette culture destructrice, d’exploitation, et pas le monde réel dont elle dépend.

Et cela ne fonctionnera jamais.

Nombre d’indigènes m’ont dit que la première et plus importante des choses à faire est de décoloniser nos cœurs et nos esprits. Ils m’ont expliqué, entre autres, que nous devrions cesser de nous identifier à cette culture, et, au lieu de cela, que nous devrions associer notre identification au monde réel, au monde physique, à la Terre vivante, notre seule maison.

[…]

Avec la planète entière en jeu, accoler le mot durable (ou soutenable, NdT) devant l’insidieux mot développement n’est pas suffisant, sachant que ce que nous entendons par là, c’est « la continuation de ce mode de vie d’exploitation destructeur pour un peu plus longtemps. » Il s’agit d’une falsification du mot « soutenable » (et « durable », NdT) et du mot « développement », qui alimente la destruction en cours de notre planète. Cela gaspille un temps dont nous ne disposons pas.

Avec la planète entière en jeu, nous devons non seulement faire ce que nous pouvons pour protéger les victimes de cette culture, mais nous devons également remettre en question le maintien de cette culture des camps de la mort, qui travaille, affame et empoisonne mortellement la planète.

Derrick Jensen


Traduction : Nicolas Casaux

Édition & Révision : Fausto Giudice

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