L’humain et la nature sont intrinsèquement indifférenciés.

Tous les êtres humains n’ont pas tous la même relation avec ce que nous appelons la « nature » et ne la conceptualisent pas de la même façon selon la population, le lieu et l’époque.
Je vous propose de sortir de la dichotomie nature/culture en replaçant l’être humain comme faisant partie intégrante de son environnement, en ce sens où l’homme en tant que tel est nature, car biologique, organique, vivant, malgré les caractéristiques particulières dont les philosophes humanistes lui dotent pour l’élever au-dessus, voire en-dehors.
Cet état de fait l’amène à entretenir une relation d’interdépendance, une cohabitation plus ou moins importante, avec ce qui est de même essence que lui et participe à le maintenir en vie.

Cette relation peut prendre différentes formes et différents degrés d’intensité en fonction du mode de vie, des croyances et des représentations symboliques. Que l’être humain tire sa subsistance directement de son milieu à l’instar des peuples chasseurs-cueilleurs ou d’un agrosystème, sa propension à « s’entourer de plantes et d’animaux » varie considérablement au même titre que la valeur ontologique qu’il leur porte.

1. L’homme et la nature sont indifférenciés dans leur intériorité.

Selon la théorie naturaliste de Charles Darwin, l’homme est un animal évolué. La frontière entre l’humanité et l’animalité a toujours fait objet de débats scientifiques, allant de la théorie de l’animal-machine de René Descartes à l’étude anthropologique de Philippe Descola sur les représentations qu’ont les sociétés humaines de l’animalité, développée notamment dans son ouvrage Par-delà nature et culture (2005), démontrant entre autre par l’exemple des Achuar d’Amazonie que le dualisme homme-animal n’est pas universel. Dans sa thèse monographique La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar (1986), il explique en quoi la conception de la « nature » chez les Achuar diffère de l’ordre taxinomique occidental, puisqu’ils voient l’ensemble des organismes vivants comme des personnes dotées d’une âme et d’une vie autonome.

Cette vision rejoint le perspectivisme amérindien de Viveiros de Castro qui explique également que dans le monde amazonien, les animaux sont des personnes et se voient comme telle. Comprendre l’homme comme partie intégrante de la nature et indifférenciée dans leur intériorité chez les peuples animistes et totémiques rejoint le principe métaphysique de l’immanence, et se traduit par une cosmogonie, des mythes et des croyances religieuses ne séparant pas le naturel du surnaturel. Par conséquent, leur relation avec les êtres vivants qui les entourent ne sera pas simplement d’ordre utilitariste pour satisfaire des besoins physiologiques mais sera psychique, religieuse et symbolique.

Lucien Lévy-Bruhl, dans La mentalité primitive (1922) et dans l’ensemble de ses six volumes sur la subjectivité, tente de rendre compte de cette manière d’appréhender le réel et la nature chez les peuples dits primitifs. De base, la propension pour l’homme de « s’entourer de plantes et d’animaux » s’explique par la conscience d’une origine et d’une essence intrinsèquement identique. La terre semble être alors une matrice commune à tous les êtres : à ce titre, l’anthropologue français Jean-Loïc Le Quellec met en lumière le fait que les mythes fondateurs d’émergence (l’homme sorti de terre) ont précédé les mythes célestes introduisant un principe créateur extérieur à cette matrice. Dans les quatre ontologies de Philippe Descola, l’animisme et le totémisme sont donc celles qui amènent l’humain à entretenir une coexistence permanente avec les plantes et les animaux, puisqu’il en fait partie et ne s’en démarque pas.

Les quatre ontologies, Philippe Descola

2. Même lorsqu’il veut s’en émanciper, l’homme a, malgré tout, toujours besoin de la nature.

Dans son essai La construction de la nature et de la culture, de l’identité et de l’altérité (2009), l’anthropologue sociale Annamaria Rivera explique, je cite, que : « la pensée sauvage – qui, comme Lévi-Strauss l’a montré, est une prérogative transculturelle – révèlent, bien que dans des formes très variables, que le sentiment de la proximité et de la communauté avec les autres êtres vivants est – malgré la rupture représentée par ce petit fragment qu’est la pensée occidentale moderne – un universel anthropologique ». Cette pensée occidentale, basée sur une dichotomie trinitaire créateur/création/créature, exclut philosophiquement l’humanité du réel qui l’entoure, tout en conservant un lien de dépendance vitale qui s’exercera sous la forme d’un rapport de domination. Pour expliquer cette différence de relation avec la nature, l’auteur américain Daniel Quinn dans son livre Ishmael (1992) distingue deux mentalités d’où découlent les différents modes de vie : le leaver et le taker, soit celui qui laisse et celui qui prend.

Différence entre écosystème et agrosystème

A force de domestication et de transformation, la dépendance de l’homme à la nature s’inversera de manière à rendre la nature dépendante de l’homme, bien que là encore il n’y ait pas de fracture radicale entre le domestique d’un côté et le sauvage de l’autre, comme nous pouvons le voir par exemple avec l’horticulture en Mélanésie ou le jardinage en Amazonie. La disparition des espèces de fruitiers sauvages et la banalisation de la pratique de la greffe et du tuteurage témoignent de cette mise sous tutelle de la nature dans la pensée et la pratique occidentale, à des fins eugénistes et productivistes. Dans tous les cas, ce lien homme-nature demeure par la conscience de sa nécessité, que ce soit par devoir écologique ou par besoin vital. Plus encore, Philippe Descola définit six types de relation que l’homme entretient avec ce que la nature : l’échange, le don, la prédation, la production, la protection, la transmission, variant en fonction de la mentalité. Les plantes et les animaux peuvent avoir une fonction symbolique dans les rapports sociaux, comme le démontre par exemple Jean-Baptiste Eczet avec la fonction symbolique des vaches chez les Mursi, dans son article Des hommes et des vaches. L’attachement entre les personnes et leurs bovins en pays Mursi (Éthiopie)(2015). La propension de l’humain à « s’entourer de plantes et d’animaux » se comprend donc au-delà de leur nature intrinsèque commune, et s’explique par une interdépendance nécessaire, qu’elle soit réelle ou symbolique, qu’elle soit physiologique, sociologique ou spirituelle.

Pour conclure, les organismes vivants que nous nommons plantes et animaux par le biais d’un système classificatoire établi par la science occidentale, accompagnent toutes les sociétés humaines à différents degrés dans le cadre des quatre ontologies identifiées par Philippe Descola. Cependant, cette cohabitation se voit affaiblie sous l’effet de la mondialisation sous le modèle occidental, par une séparation de plus en plus marquée de l’homme et son milieu, que le chercheur François Terrasson (1939-2006) a entrepris d’analyser en profondeur dans La peur de la Nature – Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes de la destruction de la nature (1988). Cette peur caractéristique de l’occidentalisme pousse l’Homo Domesticus à rêver de son émancipation totale de la nature permise par l’avancée inquiétante des neurosciences et du transhumanisme, et que certains économistes et entrepreneurs d’influence tels que Jacques Attali ou Laurent Alexandre en présagent l’aboutissement pour le futur à l’instar de célèbres oeuvres anticipatoires. Ainsi cette « propension à s’entourer de » se voit remplacée par une « aspiration à se passer de ». D’autres, dans une approche collapsologique, tentent d’imaginer un monde post-modernité faisant un compromis entre technologie et tradition, tel que l’essayiste Guillaume Faye dans L’Archéofuturisme: Techno-science et retour aux valeurs ancestrales (1998). Parallèlement à cela, il est intéressant de noter l’essor de la réflexion antispéciste dans le débat public dans les médias français par Aymeric Caron ou encore Aurélien Barrau, remettant au goût du jour la question de l’humanité/animalité, et plus globalement l’essor d’une conscience écologique se confrontant à la logique capitaliste, mais toujours dans une démarche protectionniste puisque détachée de la pensée sauvage.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*