Lucien Lévy-Bruhl

Lucien Lévy-Bruhl, né à Paris le 10 avril 1857 et mort dans la même ville le 13 mars 1939, est un philosophe, sociologue et anthropologue français, dont les travaux, au début du XXe siècle, ont principalement porté sur l’étude des peuples sans écriture. Il fut l’un des collaborateurs d’Émile Durkheim. Les travaux de Lucien Lévy-Bruhl s’orientèrent d’abord vers l’histoire de la philosophie, puis après un ouvrage sociologique, il publia une série d’ouvrages ethnologiques.

Ethnologie (1910-1939)

Lévy-Bruhl regarde ses propres ouvrages d’ethnologie comme une somme de six volumes :
I Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910), II : La mentalité primitive (1922), III : L’Âme primitive (1927), IV : Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1932), V : La mythologie primitive (1935), VI : L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs (1938). En 1949, son élève Maurice Leenhardt publia de manière posthume les réflexions que menait Lévy-Bruhl en 1938-1939, sous le titre de Carnets, il y révise ses positions.

Opposition entre mentalité logique et mentalité primitive

La thèse de Lévy-Bruhl a fait scandale et lui-même l’a rectifiée dans ses Carnets : le primitif n’a pas les mêmes habitudes mentales que celles de l’Occidental, il ne pense pas par concepts, l’esprit humain n’est pas partout le même (même s’il y a “identité fondamentale de tous les esprits humains : tous capables de raisonner, de parler, de compter, etc.”).

Elle doit cependant être comprise à la lumière du débat de l’époque. Les récits des explorateurs européens auprès des peuples primitifs rapportaient alors des phénomènes inexplicables pour la mentalité moderne occidentale. Dans de nombreux cas, les principes fondamentaux de la logique semblaient ne pas être respectés. L’interprétation privilégiée pour rendre compte de ces phénomènes par les premiers ethnologues, notamment britanniques, était celle d’une incapacité de ces populations à bien raisonner. Supposés réfléchir de la même manière que l’observateur européen, ils étaient alors soupçonnés, par infériorité intellectuelle, d’être incapables de respecter les cadres logiques qui s’imposaient à eux.

Fidèle à la tradition durkheimienne naissante et à ce qu’elle implique de relativisation, Lévy-Bruhl propose une tout autre réponse : les “primitifs” ne sont pas moins capables que les modernes de réfléchir selon des cadres logiques déterminés, ils en ont simplement des différents. Vivants dans des sociétés organisées de manière différente, la structure même de leur esprit s’en trouve marquée par des fonctionnements qui ne doivent pas être appréhendés à l’aune du modèle occidental, mais compris comme répondant à leur logique propre. Toute la difficulté viendra alors de ce que, en appelant ainsi à séparer nettement les deux formes de mentalité afin de rendre aux peuples en question une dignité intellectuelle niée par l’ethnocentrisme des premières interprétations, Lévy-Bruhl prend le risque d’introduire une séparation trop radicale entre deux parties de l’humanité. Conscient que la tendance ethnocentrique des interprétations européennes conjurée par la théorie de la mentalité primitive menaçait ainsi, malgré lui, de faire retour par une voie inverse, Lévy-Bruhl finira par revenir sur cette séparation trop nette. Il le fit non pas en considérant que les primitifs nient une mentalité logique qui s’impose pourtant à eux, mais en affirmant que la mentalité logique que l’on trouve chez les Occidentaux masque en réalité un fond de mentalité primitive, qui n’est que plus visible dans les observations de sociétés éloignées (Carnets).

Lévy-Bruhl relève “deux caractères fondamentaux de la mentalité primitive, prélogique et mystique” (Carnets, p. 48).

Premièrement, la mentalité primitive est “prélogique”. Selon Lévy-Bruhl (Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures), le primitif est insensible à la contradiction et à l’impossible, il n’a pas la notion de causalité. Il ne se fie pas à l’expérience sensible, il se réfère plutôt à des mythes. Depuis Aristote, la pensée logique repose sur le principe d’identité (A est A) et le principe de non contradiction (A n’est pas non-A). Or le primitif soutient qu’il est lui-même et un autre, par exemple lui et un animal, un totem, une trace qu’il laisse, sa maison, l’animal est aussi un homme. La logique distingue nettement la partie du tout, mais pas le primitif, qui considère que la partie vaut le tout : la tête vaut le corps. Pour le primitif, les notions de bi-présence (être ici et ailleurs) et de dualité-unité (être soi et autre chose) ne font pas problème. Il n’oppose pas nature et surnature. Il ne forme pas de concepts, idées générales et abstraites.

Deuxièmement, la mentalité primitive est “mystique”, elle repose sur une “expérience mystique”. Lévy-Bruhl développe cette notion dans L’expérience mystique et les symboles chez les primitifs. L’expérience mystique en général est “un sentiment continu sans conscience claire de la présence d’êtres semblables à ceux dont parlent les mythes et les légendes” (p. 15). Le primitif regarde la réalité avec un esprit mythique, il mélange une expérience semblable à la nôtre avec la croyance en une réalité invisible et insaisissable où règnent des esprits, des morts, des forces surnaturelles. Il a un but moins cognitif qu’affectif : il cherche la présence et l’action de puissances surnaturelles, plutôt que des causes physiques objectives. Il sent – il ne conceptualise pas – une sympathie entre les êtres, la “participation mystique”.

Participation

La notion de participation mystique est développée dans La mentalité primitive. Le primitif pose une identité de substance, une parenté étroite entre lui et certains êtres. Il y a “diverses sortes de participations” (Carnets, p. 17) : entre un être et ses appartenances (l’individu est ses cheveux, etc.), l’individu et le groupe (l’individu appartient au groupe “comme le grain avec la grappe”), avec le totem, avec les morts, avec les animaux et les plantes (homme et animal sont consubstantiels, d’essence commune) : “être c’est participer” (p. 22). Il y a “deux sortes principales de participation”. Premièrement : “communauté d’essence, identité sentie entre ce qui participe et ce qui est participé. Exemples : participation entre l’individu et ses appartenances (cheveux, ongles, excrétions, vêtements, traces de pas, image, etc.), entre symbole et ce qu’il représente, entre le membre d’un clan totémique et les autres membres de ce clan, vivants ou morts”. Deuxièmement : “participation = imitation, c’est-à-dire refus de ce qui n’est pas légitimé par un précédent, tradition mythe, et confiance en la préfiguration. Ces deux formes se complètent. “Pour obtenir une abondante récolte de paddy, les Nagas descendent de leurs rizières le dos courbé comme s’ils ployaient sous la charge pesant sur leurs épaules. La mimique des Australiens qui font comme si l’averse tombait préfigure la pluie pour l’obtenir (première interprétation) ou, par la vertu de l’imitation = participation, la fait déjà tomber réellement” (p. 143-145).

Ses ouvrages ethnologiques

Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures (1910)
La mentalité primitive , Paris, Félix Alcan, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine» (1922). Rééd. Flammarion, coll. “Champs classiques”, 2010, 658 p.
L’âme primitive (1927)

Le surnaturel et la nature dans la mentalité primitive (1931)

Quelques aspects de la mentalité primitive, Nouvelle revue française n°240, septembre 1933.

La mythologie primitive Paris, Félix Alcan, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine» (1935)
L’expérience mystique et les symboles chez les Primitifs (1938). Rééd. Dunod, 2014, 256 p.
Carnets, PUF, coll. «Bibliothèque de philosophie contemporaine», 1949 (1e édition « Quadrige », 1998, 320 p., présentation de Bruno Karsenti).

Page Wikipédia complète