Les médias sociaux contribuent-ils aux sociabilités ? (1/2)

« Nancy K. Baym (2010) analyse en détail la manière dont les médias numériques – par leur influence et leurs capacités interactives, les modalités de leurs signaux sociaux, leur structure temporelle, leur mobilité et autres caractéristiques – contribuent à faciliter les relations sociales. Voilà un trait significatif en soi, mais j’inclinerais aussi à souligner que cette lubrification du social est également essentielle pour que le politique fasse son apparition dans les réseaux sociaux. Bref, on pourrait dire que les médias numériques favorisent une sensation d’autonomie au niveau subjectif, un meilleur sens des responsabilités dans la communication horizontale en réseaux. » Peter Dahlgren « Web et participation politique : quelles promesses et quels pièges ? » – Question de communication (2012)

La révolution numérique, depuis la fin du XXème siècle, a amené une mutation profonde des sociétés par l’essor des télécommunications et du réseau Internet. Ce bouleversement se reflète par une mise en réseau planétaire des utilisateurs par le biais de nouveaux moyens de communication, comme la messagerie instantanée, les emails, les sites web, mais aussi les réseaux sociaux.

Dans l’extrait ci-dessus, provenant de l’article « Web et participation politique : quelles promesses et quels pièges ? » écrit par Peter Dahlgren dans la revue Question de communication (2012), l’auteur évoque une analyse de Nancy K. Baym, universitaire américaine et chercheuse principale à Microsoft Research, sur la question des médias numériques. Tandis qu’elle considère que ces derniers facilitent les relations sociales, Peter Dahlgren ajoute que cela conditionne l’apparition du politique dans les réseaux sociaux.

Les médias sociaux contribuent-ils aux sociabilités ?

En citant Nancy K. Baym, l’auteur fait référence à son livre Personal Connections in the Digital Age (2010) dans lequel elle identifie les questions fondamentales que relèvent les médias numériques sur l’interaction médiatisée. Nous allons, à notre tour, tenter de répondre à la problématique suivante : les médias sociaux contribuent-ils aux sociabilités ? Par « médias sociaux », nous entendons les plateformes telles que Facebook, Youtube, Twitter, Instagram, Linkedin pour ne citer que les plus connus, interconnectant les individus sous des identités virtuelles. Dans un premier temps, nous allons voir ensemble en quoi le réseautage virtuel peut effectivement favoriser le lien social, comme l’avance Nancy K. Baym. Pour cela, nous allons développer à partir de ses propres termes les arguments allant dans ce sens. Dans un second temps nous allons par antithèse démontrer en quoi ils peuvent contribuer au contraire à l’isolement social et à l’appauvrissement des rapports sociaux. L’exploration de ces deux points de vue recouvrant des réalités coexistantes permettra ainsi d’établir une synthèse nuancée mettant en lumière ce fameux « paradoxe internet » qui fait tant couler d’encre dans les domaines du social et de la communication.

Tout d’abord, Nancy K. Baym évoque l’influence des médias numériques. Selon l’enquête CREDOC 2014, 45% des Français (près d’un Français sur deux) est membre d’au moins un réseau social, et s’est connecté au cours des 12 derniers mois, contre 33% en 2009. Aujourd’hui, cela tournerait autour des 75%. À mesure que ces médias gagnent en popularité, les interactions augmentent et, de fait, leur influence. S’expansionnant au rythme de la mondialisation, cette popularité permet la multiplicité des probabilités d’échanges et de liens sociaux, et l’amplification de leur influence sur les individus et la société. Tous les aspects de la vie sociale sont touchés selon l’utilisation de chacun : les liens familiaux et amicaux, les rencontres amoureuses, les relations professionnelles, le militantisme politique, les croyances, le marketing. Le profil virtuel devient la meilleure vitrine pour l’individu et la communauté, pour partager ses activités, ses talents et ses opinions ; de plus, les suggestions de contenus ciblés et hétéroclites permettent une découverte infinie et potentiellement addictive. La curiosité qui accompagne cette consommation amène à solliciter les réactions, à favoriser les prises de contact et à créer ainsi de nouveaux liens sociaux qui n’auraient pas eu lieu dans la vie réelle. Le virtuel permet de rendre visibles et accessibles des informations invisibles et intériorisées dans la rencontre directe, c’est d’ailleurs pourquoi les employeurs consultent de plus en plus les profils en ligne de leurs candidats sur les réseaux sociaux. Cet entrecroisement permanent de différents profils sur les réseaux attisent le besoin de se comparer à l’autre, de reconnaissance, et active le système de récompense à travers l’obtention de likes, d’abonnés, de vues, de partages et de réactions.

Selon un sondage, la première raison qui pousse les Français à s’inscrire sur les réseaux sociaux est le maintien du lien social avec les proches (familles, amis, collègues). Ils peuvent ainsi partager leurs photos, leur quotidien, les évènements marquants collectivement, comme un journal intime public. Cela permet également de retrouver des personnes perdues de vue (anciens camarades d’école, amis d’enfance) ou des membres méconnus de sa propre famille (parents biologiques, famille lointaine pour des recherches généalogiques etc).

Nous pouvons dire également que les réseaux sociaux peuvent aider les timides, stigmatisés et exclus à se mettre en avant et s’affirmer. Tout le monde a sa chance d’être reconnu, et de créer sa communauté en établissant des liens fructueux avec des personnes semblables. Des communautés se créent, ainsi que des événements : la mobilisation collective et l’organisation événementielle sont nettement simplifiés (manifestations, regroupements, fêtes…). Les réseaux d’entraide (covoiturage, troc) comme Blablacar, Allovoisin, Jemepropose, sont aussi des formes de médias sociaux contribuant aux sociabilités en mettant en liens des individus qui ne se seraient peut-être jamais rencontrés sans ces plateformes, pour échanger des services. Les entreprises ne sont pas en reste ; les médias sociaux sont aussi un support important de publicités, bien plus exploitable que la télévision, visant surtout un public jeune. Le service client est également amélioré par la messagerie instantanée, et instaure une relation de proximité, familière, entre l’entreprise et le client. Dans la citation de Peter Dahlgren, sont évoqués les signaux sociaux : ce sont des informations communicative qui apportent des renseignements sur les émotions, les interactions, comme par exemple les commentaires, les likes, les GIF, les smileys, les autocollants etc. Ces signaux animent et enrichissent les échanges, donnent des indications faisant appel à une sensibilité différente des échanges face à face. Les « mèmes » sont un moyen de véhiculer des idées facilement et rapidement, de manière plus ou moins percutante. Ce pannel de moyens d’expression des émotions, des sentiments et des idées, avec une infinité de personnalités, permet donc une « lubrification du social » pour reprendre l’expression de Peter Dahlgren.

Nous ajouterons que n’importe qui peut atteindre une notoriété s’il parvient à « buzzer », c’est-à-dire susciter un intérêt collectif et viral, provoquant le partage massif et précipité de son contenu. Ces médias sont démocratiques de par la liberté de création et d’expression qu’elle octroie aux utilisateurs et le fait que chacun ait les mêmes chances de « réussir » virtuellement. Nous avons vu en quoi les médias sociaux contribuent effectivement aux sociabilités de par l’individualisation sur un terrain virtuel collectif et infiniment malléable.

Maintenant nous allons voir par antithèse en quoi ils peuvent au contraire exercer une mauvaise influence sur la psychologie sociale individuelle et participer à l’isolement et l’affaiblissement des liens sociaux. Tandis que pour une partie des utilisateurs, le virtuel s’ajoute au réel, pour d’autres il le supplante. Selon plusieurs enquêtes, les Français se parlent moins depuis l’avènement des réseaux sociaux. Le fait de pouvoir communiquer autrement, de sonder les pensées et émotions plus facilement grâce aux fameux signaux sociaux virtuels et de faire connaissance simplement en consultant le profil, entraîne une négligence des rapports directs, parfois même une substitution.
Pourtant, l’identité virtuelle résulte d’une sélectivité des partages de soi, et donc d’un travestissement de la réalité pour montrer uniquement ce que l’on veut montrer. Dans un sens, cela est déjà le cas dans les rapports face à face, mais certainement moins : la maîtrise de son image est moins évidente. L’approche virtuelle, moins spontanée, occasionne donc des relations sociales plus superficielles, moins fiables. Elle donne aussi la possibilité de se cacher derrière une identité factice, imaginaire, et donc se renier soi-même. L’estime de soi est alors fortement impactée et amène l’individu au repli sur soi derrière sa fausse identité, et ainsi à l’isolement social. Les jeunes sur Internet sont nombreux à se sentir seuls (47% de ces jeunes, 33% de la population totale, CREDOC 2014). Le sentiment d’isolement n’est donc pas empêché par ces pratiques numériques destinées aux échanges.

Autre phénomène décrit par des essais américains comme « Generation me » (2006) et « The Narcissism Epidemic: Living in the Age of Entitlement » (2009), celui du culte du moi. L’espace numérique est alors celui du narcissisme exacerbé conduisant parfois à la mégalomanie, comme nous pouvons le constater notamment sur Instagram. Mais c’est à double-tranchant : autant la surexposition peut être gratifiante pour l’ego, ce qui n’est pas forcément sain et équilibrant pour l’esprit, autant elle comporte également des risques de cyber-harcèlement et de « bad buzz » pouvant mener à la dépression et au suicide, comme la jeune rappeuse amatrice Amandine du 38 qui a subi une campagne de harcèlement scolaire et sur internet en 2009. Dans tous les cas, le rapport à soi et aux autres se trouve nécessairement impactés par cette possibilité de « starification » virtuelle touchant principalement les jeunes. Véhicule des modes et des tendances, les jeunes se confrontent également aux risques liés à l’hypersexualisation, comme le démontrent les nombreuses controverses autour de l’utilisation de l’application TikTok, encourageant la pédophilie et plus généralement l’immoralité.

Ajoutons les challenges humiliants ou dangereux grâce à l’usage des hashtags, permettant un référencement des contenus à l’aide de mots-clés, tel que #autismchallenge. Ensuite, la surabondance des messages conduit à la mode du « zapping » aussi bien à l’égard des informations que des rapports affectifs : on s’investit moins dans la spécialisation dans un domaine comme dans les relations, puisque l’interconnexion planétaire et la facilité des mises en contact provoque un besoin de « toujours plus » et donne un sentiment d’interchangeabilité entre les personnes. Pour finir, les réseaux sociaux nuisent considérablement aux couples : selon une étude de 2015, 1 cas de divorce sur 3 est lié à l’utilisation de Facebook. Entre jalousie, rumeurs, contact d’anciens partenaires, moqueries ou drague d’inconnus, exposer sa vie privée et amoureuse au grand public apporte généralement des ennuis. Les médias sociaux contribuent donc aussi largement à l’étiolement des relations et à l’isolement social.

Nous faisons donc face au fameux « paradoxe Internet » qui confronte deux points de vue opposés quant à sa contribution aux sociabilités.
D’un côté, la technologie relie les individus, maintient le contact de manière permanente grâce à la connexion mobile, élargit le cercle social qui ne se cantonne plus au foyer et au voisinage. Elle participe à l’individualisation et démocratise les rapports sociaux, en permettant à chacun d’exprimer sa créativité et ses idées et de combler le besoin humain d’attention et de reconnaissance. Ces avantages ont du se ressentir particulièrement durant la période de confinement, où ces moyens de communication ont pu pallier au sentiment d’isolement social.
D’un autre côté, elle appauvrit globalement les liens par substitution, pervertit le rapport à soi et à autrui, et expose les individus à des dangers liés à l’exhibition. Le pire côtoie le meilleur. Il est ardu de trancher tant il paraît juste que les deux réalités soient effectives.

Pour ma part, je reconnais les avantages qu’apportent les médias sociaux dans la vie sociale et l’individualisation dans une certaine mesure – je les utilise d’ailleurs à mon propre profit pour trouver des personnes qui ont les mêmes centres d’intérêt que moi – néanmoins, de nature timide et introvertie, j’ai conscience qu’ils me poussent à privilégier les relations à distance par facilité, et à me replier sur moi-même dans la « vie réelle ». Dans l’absolu je pense que le monde se portait bien mieux sans, et qu’il vaut mieux au maximum privilégier le contact humain pour se prémunir de toute sorte de dérive technologique, comme nous laisse à réfléchir la série Black Mirror. Mon opinion est donc contraire à celui de Nancy K. Braym. L’intelligence artificielle est d’ailleurs au centre des préoccupations des think tank et je pense que la vigilance est de mise quant à l’avancée de ces hautes technologies et de ses dangers pour l’humanité.

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