Mémoire familiale et construction de l’identité : situation en France

La définition de l’origine de soi, réelle ou fictive, participe à la construction de l’identité. Lorsque cette origine est énoncée comme commune à plusieurs individus, en émerge alors une mémoire collective, sur laquelle se forge une identité de groupe, unissant ses membres sous un même sentiment d’appartenance et un avenir commun. « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir », disait Aimé Césaire. Dans le cas de la famille, groupe social de référence d’une communauté, la filiation sert de fil conducteur permettant de remonter l’ascendance d’un individu, et ainsi le situer dans la linéarité du temps, par rapport à ses contemporains. Biologique ou sociale, déterminée par le lien du sang ou par le droit familial, elle permet alors de retracer la généalogie et de perdurer la mémoire de ses ancêtres. Selon les sociétés, elle prend plus ou moins d’importance pour les membres de la communauté.

Les peuples traditionnels conservent une longue mémoire de leurs ancêtres, reflétant un intérêt particulier pour l’origine de soi, marqué par une identité forte

Tout d’abord, la mémoire occupe une place centrale dans les sociétés dites traditionnelles. Plus la mémoire est forte, plus l’identité est forte. Lorsque la transmission s’effectue oralement, elle sollicite davantage les capacités de mémorisation que la transmission écrite qui, fixe, n’implique pas d’effort de retransmission systématique. Mythes, récits des origines, contes et légendes, ont pour fonction de véhiculer oralement les souvenirs d’un passé commun, au travers d’images, de symboles et d’allégories. À l’échelle du clan, la mémoire généalogique se véhicule à travers le culte des ancêtres, la divinisation des morts, les pratiques funéraires, les techniques de conservation des corps, qui contribuent à l’entretien du souvenir de l’ascendance dans les mémoires. Cette ascendance a une importance bien particulière, puisque directement liée à la transmigration de l’âme après la mort : le sang et l’âme sont indissociés, le sang véhicule l’âme à travers les gènes. La génération assure donc une continuité physique mais aussi spirituelle. La transmission de la mémoire familiale a donc une importance capitale dans le système de pensée donnant une explication à l’existence sur le plan temporel. Dans la mémoire de la perpétuation de la vie, la « terre » a son importance également. Dans les mythes universels de création, elle est personnifiée par la Mère, la matrice, qui engendre et nourrit, donc suit cette logique de génération, à l’image de la maternité « physique ». Cette interdépendance entre la terre et le sang donne alors également un sens à l’existence sur le plan spatial. C’est pourquoi les peuples traditionnels conservent une mémoire des ancêtres sur plusieurs générations et, bien que nomades, demeurent pendant des milliers d’années sur un territoire délimité par leur écosystème de par leur codépendance à leur environnement.

Comment s’est construite la mémoire familiale en France

En France, la mémoire collective a subi moult changements au fil de son histoire, en fonction des croyances spirituelles, des systèmes politiques et des flux migratoires qui se sont succédés, supplantés, remplacés. Entre chamanisme préhistorique, mythologie antique polythéiste, christianisme, valeurs républicaines et scientisme, le passé collectif s’inscrit dans une discontinuité non-linéaire, du fait d’apports socioculturels permanents venus de l’extérieur, de volonté de domination, de prise de pouvoir. Les populations locales notamment rurales, plus identitaires et enracinées à leur terroir, en ont tout de même conservé des vestiges par les contes, les légendes, le folklore, le patois, l’art, perpétués de génération en génération. La mémoire de l’identité s’inscrit également dans la langue, l’architecture, la toponymie, le calendrier qui nous rappelle chaque jour sur quelle croyance majoritaire se structure le temps. L’invention de l’écriture et l’alphabétisation générale ont permis d’historiographier les événements, qui auparavant étaient relatés par l’oralité, l’art et les symboles.
Concernant la mémoire familiale, la généalogie reconnaît la double-filiation, toutefois menée par la patrilinéarité du fait de la transmission du patronyme. De nombreux documents sont utilisés pour retracer la généalogie, tels que les témoignages oraux, les journaux, lettres, livret de famille, certificat de naissance, contrat de mariage, bulletins scolaires, testament, faire-part, carte d’identité, photographies, documents médicaux. La généalogie intéresse surtout les familles issues de lignées nobles.

La mémoire familiale se perd malgré la révolution numérique permettant un plus grand stockage de données

Au fil de l’histoire, la famille a subi des transformations majeures notamment dans la constitution initiale du ménage. Les familles étendues sur plusieurs générations n’incluent aujourd’hui plus que les deux géniteurs et les enfants (sous réserve que même la filiation soit détruite par la PMA), réduite en nombre et fragilisée par la déchristianisation, l’autorisation du divorce, la révolution industrielle et l’urbanisation. Le patrimoine familial perd également de son sens du fait du recours à la location au détriment de la propriété. Aussi, l’éducation nationale vient supplanter la fonction éducatrice des parents, tous deux désormais monopolisés par le travail. Les liens familiaux s’étiolent du fait de la distance géographique, des chemins de vie différents, des facteurs économiques désolidarisants, d’une mise à l’écart des personnes âgées, tant de facteurs qui affaiblissent la famille. Elle ne se réunit qu’à l’occasion des fêtes traditionnelles (quand les liens ne sont pas totalement rompus), pas toujours avec grand enthousiasme du fait de la tournure capitaliste qu’elles ont pris au détriment de la convivialité. Les rapports entre les générations se distancient, au profit de relations hors cadre familial : la famille de coeur a remplacé la famille de sang. L’individu s’émancipe de la communauté. Les idées conservatrices et identitaires en règle générale, en France, ne font plus l’unanimité (sous réserve que…). La république française continue de véhiculer un sentiment national, mais celui-ci n’a plus grande légitimité dans une France peu fière de son histoire, redéfinie en permanence par l’immigration. Les valeurs sont au renouveau, à la jeunesse, à la réinvention de la culture. Tout ceci explique pourquoi la mémoire familiale s’est perdue dans la modernité, malgré la révolution numérique permettant un plus grand stockage de données. À mesure que le « progrès » avance et que l’origine se perd, l’identité n’a plus de repère, de référence sur laquelle s’appuyer pour se construire, et la raison de l’existence devient difficile à définir. Mais parallèlement à cela, certaines personnes encore dotées d’un esprit communautaire en France tentent de faire réémerger la mémoire et les traditions : par les mouvances identitaires qui remettent au goût du jour des pratiques culturelles locales, la valorisation du folklore, la valorisation de soi par l’histoire de ses ancêtres, les recherches généalogiques, les tests ADN (MyHeritage…), la réémergence de prénoms anciens, la mode « rétro », vintage… et le primitivisme, c’est cela : revaloriser les coutumes locales, l’ethnicité, la tradition, ressouder les liens communautaires qui ont été brisés, retrouver notre mémoire, nos racines.

Pour conclure, je pense que le peu de souvenirs généalogiques dans les familles françaises s’explique par un affaiblissement des liens familiaux (éclatement de la famille étendue puis nucléaire), une absence de vision globale, de spiritualité donnant une importance à l’ascendance non pas seulement dans sa fonction de transmission génétique ou sociale, mais aussi spirituelle, comme ce fut encore le cas sous la royauté – seulement dans la noblesse. Aussi, il y a une volonté d’émancipation des limitations imposées par la famille, et un changement des valeurs individuelles. Je pense que la jeunesse française jouit d’une grande liberté individuelle de redéfinition identitaire en fonction de ses aspirations personnelles, mais cette individualité malléable, libre et redéfinissable à l’infini s’expose à l’influence de facteurs compensatoires de la famille, à savoir l’État, le système capitaliste et les médias. Le but de l’existence est-il vraiment de s’émanciper du principe de génération ?

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