Le réveil des instincts, extrait du livre La Forêt de Lesbazeilles (1883)

Nous vous proposons la lecture d’un extrait du livre « Les Forêts » écrit par Eugène Lesbazeilles et publié en 1883. Cet extrait est paru dans la revue Naturien en 1898.



Le voyageur qui, venant d’Europe, pénètre dans une des vastes forêts du Canada ou de l’un des États du Nord — le Maine, l’Ohio ou le Michigan, — se sent aussitôt saisi d’une profonde émotion: il s’étonne, il regarde, il écoute, il s’extasie. Sous ces hautes voûtes de feuillage supportées par d’innombrables fûts de pins et de chênes qui s’élancent d’un seul jet, dans une air immobile et une lumière amortie, réduite à un doux crépuscule, au milieu d’un silence tel qu’il croit n’avoir jamais jusqu’alors connu le silence, il goûte avec délices la complète solitude et l’indépendance absolue. Il se croit transporté dans un monde nouveau, et il est lui-même un nouvel être; il lui semble que des chaînes et des fardeaux pesaient naguère sur lui et qu’il en est tout à coup délivré; pour la première fois il est libre et vraiment en tête-à-tête avec la Nature.

Châteaubriand, nouvellement débarqué en Amérique, et traversant une forêt pour se rendre d’Albany à la cataracte du Niagara, a éprouvé bien vivement ces impressions. « J’allais, a-t-il écrit dans son journal, j’allais d’arbre en arbre, à doite et à gauche indifféremment, me disant à moi-même: Ici plus de chemins à suivre, plus de villes, plus d’étroites maison… Liberté primitive, je te retrouve enfin ! Je passe comme cet oiseau qui vole devant moi, qui se dirige au hasard, et n’est embarassé que du choix des ombrages… Courez vous enfermer dans vos cités, allez vous soumettre à vos petites lois, gagnez votre pain à la sueur de votre front: moi, j’irai errant dans mes solitudes; pas un seul battement de mon cœur ne sera comprimé, pas une seule de mes pensées ne sera enchaînée ! » Et pour se prouver qu’il était rétabli dans ses droits originels, il se livrait à mille actes d’indépendance; sa joie allait jusqu’au délire; son guide (un civilisé) le croyait fou.

Alexis de Tocqueville, voyageant avec un ami, M.G. de Beaumont, dans le Michigan, et remontant en canot un bras de la Saginaw à travers une immense forêt, ressentit le même enchantement. « Le désert etait là, dit-il, tel qu’il s’offrit aux regards de nos premiers pères: une solitude fleurie, délicieuse, embaumée, magnifique demeure, palais vivant bâti pour l’homme, mais où le maître n’avait pas encore pénétré. Le canot glissait sans effort et sans bruit. Il régnait autour de nous une sérénité, une quiétude universelle. Nous-mêmes nous ne tardons pas à nous sentir comme amollis à la vue d’un pareil spectacle.

Aucun voyageur n’échappe à la séduction de la forêt vierge; impétueusement l’homme civilisé y sent se réveiller en lui des instincts primitifs qui n’étaient qu’assoupis; ; il croit ressaisir le bonheur.

Lesbazeilles.

(Les forêts, pages 182, 183 et 184.)

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